Vendredi soir. Diner entre amis. Le quarantenaire amuse son auditoire en racontant les impacts familiaux que provoquent la prise de conscience écologique de son fils de 10 ans.

« Je te jure, c’est devenu impossible de faire les courses avec lui. Il refuse qu’on achète ce qui est emballé dans du plastique ou trop transformé et je sens qu’il n’est pas loin de vouloir nous faire passer du steak au tofu ! »

« c’est trop abusééééééé » renchérit un autre paternel en caricaturant l’accent jeune.

Et toute la tablée s’esclaffe et se ressert un peu de cet excellent Côte de Blaye.

« En fait je suis assez fiers d’eux » me permets-je d’insérer, une fois retombés les échos des derniers rires. Les visages qui se tournent vers moi m’invitent silencieusement à poursuivre.

« Ils ont raison de nous faire bouger, de remettre nos logiques de consommations en question. Nous ne le ferons pas vraiment nous-mêmes et nous le savons bien ! Ils ont plus d’impact sur nous et nos modes de vie que n’importe quelle éco-taxe ou que tous les élus verts de notre ville ou du pays. Ils ont un pouvoir formidable et une détermination admirable. Et surtout ils ont une force que nous avons perdu : ils sont libres, tandis que nous sommes corrompus !»

Corrompus. Le mot fait tressaillir la tablée. Et pourtant, le problème se situe bien là. Nous sommes tous, en grande majorité, des adultes corrompus par un système qu’il nous est devenu impossible de combattre. Mais depuis 20 ans, nous préparons, de façon plus ou moins consciente, nos enfants à changer ce monde qui nous tient nous-même totalement sous sa coupe.

Notre vision du monde est biaisée. Que vous soyez un tant soit peu versés dans la philosophie, la psychologie comportementale ou intéressé par la vulgarisation des neurosciences, il ne vous aura pas échappé que le Rationnalisme est remis en cause, battu en brèche, de toutes parts et que peu à peu émerge une réalité riche et complexe: nous ne sommes pas cartésiens, rationnels, froidement et logiquement intelligents. La marge de notre fameux « libre arbitre » est bien maigre et nous sommes victimes de biais cognitifs permanents qui nous font substituer à la Réalité tangible du monde des Vérités qui nous arrangent, nous confortent, confirment nos modèles, nos souhaits, nos croyances.

Né en 1973, année du premier « choc pétrolier », de parents jeunes, nés eux-mêmes juste après la seconde guerre mondiale, ayant connu les 60ies et devenus adultes à peine sortis de Mai 68, j’ai vécu dans un univers ou la confiance du progrès de l’humanisme et des sciences offriraient un monde meilleur à tous, loin des guerres et des inégalités.

On m’a appris que pour réussir dans la vie, il fallait avoir un beau diplôme, une belle carrière, une belle voiture, un bon salaire, une belle maison et des loisirs. Les modèles qui m’ont été imposés étaient simplistes, manichéens. Il y a peu d’introspection ou de remise en perspective chez Starsky & Hutch comme chez Superman. Les méchants sont méchants et les gentils gagnent à la fin. L’écologie était encore un hobby et pas encore un lobby. Et bien sur, demain serait toujours meilleur.

J’ai réalisé plus tard qu’une grande partie de ces injonctions, de ces mots d’ordres étaient en eux-mêmes un héritage de la génération de mes grands-parents, traduits en mots et en actes par mes propres parents, respectueux de leur devoir. Cependant, ils y ont ajouté une touche de issue leur propre génération, une condition supplémentaire, contradictoire, qui leur était personnelle et qui pourrait se résumer en « surtout, épanouis-toi toi-même, tu es un individu sensible, précieux, unique, trouve ta voie ». Ma génération est donc devenue obsédée par l’idée d’une réussite épanouissante et baigne depuis 20 ans dans un climat de « développement personnel obligatoire » qui nous a conduit à également sur-développer notre individualisme, nombrilisme voir égoïsme, en parfaits enfants-rois devenus adultes.

Dans ce jeu de transmission, j’ai le sentiment que nous préparons les générations avenir avec un même double message paradoxal. « Épanouis-toi » est devenu un mot d’ordre, d’une importance supérieure à « fais une belle carrière », et en conséquence nous essayons de guider avec beaucoup d’amour nos enfants dans la révélation et l’exploitation de leurs talents personnels dès le plus jeune âge. Mais nous ajoutons à ce mot d’ordre hérité, une instruction nouvelle, elle aussi contradictoire, une mission différente, propre à notre histoire, à notre contexte, à nos nouvelles croyances personnelles, qui peut se traduire en « Sauve le monde, sauve cette planète que nous maltraitons au point de la rendre pratiquement invivable».

En synthèse, j’ai l’impression que nous passons notre vie à réaliser simultanément l’ambition officielle de la génération de nos grands-parents et le rêve de nos parents.
• Mes grands-parents avaient pour ambition que leurs enfants aient un travail et des revenus et comme rêve qu’ils dépassent leur condition, s’élèvent dans l’échelle sociale et fassent une belle et grande carrière.
• Mes parents avaient pour ambition de nous faire obtenir un beau diplôme et une belle carrière prestigieuse et comme rêve que nous nous épanouissons personnellement.
• Sous nos injonctions contradictoires, nos enfants sont donc en train de réaliser officiellement leur plein épanouissement, dans la jouissance totale de l’hyper individualisation (virant parfois au narcissisme numérique), tout en voulant défendre la planète, la nature, la biodiversité, l’humanisme, le respect du vivant.

Et voilà en quoi notre génération est corrompue. Nous avons accompli ce qui était attendu de nous : nous nous sommes d’une part focalisés sur nos réussites, avec de préférence de l’externalisation matérielle bien tangible ; maison, voiture, et accessoires de prestige, tout en demandant à la machine de la consommation de nous produire de quoi nous donner un maximum de sentiment d’individualisation et d’épanouissement personnel. L’extrapolation de ces réalisations nous a conduit à l’économie de l’hyper consommation telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec ses effets délétères accélérés sur notre climat et nos conditions de vie.

Dès lors que nous sommes entrés dans l’accomplissement de ces mots d’ordres, nous sommes corrompus. Encore plus fermement d’ailleurs quand nous avons signé notre premier crédit hypothécaire, un prêt pour la voiture, un financement pour notre nouvelle cuisine, une réservation d’un séjour au ski ou pour une épargne pour les études de nos enfants. Il nous est quasiment impossible de faire marche arrière de façon spontanée, de briser un système qui a conduit à nous accomplir, à nous réaliser.

Au plus profond de notre morale intime, nous nous sommes mis en devoir de travailler, rembourser, pour offrir à nos enfants les plus beaux cadeaux et les meilleures chances dans la vie, tout en cumulant de quoi prodiguer une fin de vie heureuse à nos propres parents. Nous sommes coincés par les banques, les employeurs, l’Etat et ses institutions, et nous vivons dans la crainte permanente d’être remplacés par des plus jeunes, plus agiles ou simplement par une IA, un robot. Nous ne pouvons pas détruire à coups de pieds un système que nous avons nous-même construit et amélioré. Nous en sommes complices et dépendants. Corrompus. Nous devons payer ces foutues traites et obéir à la double injonction de réussir et de nous épanouir.

Mais dans le même mouvement, nous avons choyé une génération de jeunes qui ne se sentent plus liés par cette notion de réussite obligatoire que nous avions héritée, une génération pour laquelle l’épanouissement personnel a été le mot d’ordre impérieux et qui est prête à relever le défi, notre rêve, de sauver la planète, pas seulement la nôtre mais surtout la leur !

C’est pour cela que je la regarde avec beaucoup de fierté ! Je leur envie non pas tant leur magnifique jeunesse et leur fantastique fougue, mais surtout leur liberté absolue et leur formidable puissance ! Ce monde ne les a pas encore corrompus. Ils ne se sentent plus obligés de réussir et la Réussite leur semble absurde dans un monde qui se meurt ! Ils doivent s’épanouir, nous le leur avons appris, et ils veulent changer le monde et sauver la planète comme nous le leur avons tendrement suggéré.

Ce ne sont pas nos systèmes économiques et politiques qui pourront réaliser ce changement. Ils sont les murs et les barreaux de la prison qui nous retient d’agir réellement et efficacement. Dans une logique lente de compromis, de négociations, de programmes, d’alliances et de luttes d’égos propre à la génération du « Réussite + Épanouissement » notre statu quo va perdurer, indépendamment des urgences climatiques et sociales réelles de notre monde qui commence à grincer avant de se rompre. La jeunesse l’a parfaitement perçu. Elle sait qu’elle devra faire fi de nos cadres, de nos institutions, de la logique des pouvoirs. Elle sait qu’il lui appartient d’agir vite et d’agir fort.

Les jeunes sont dans la rue, les jeunes veulent sauver le monde, pas juste le changer à leur profit. Et ils y parviendront, parce qu’ils peuvent compter sur le pouvoir qu’ils ont sur nous !

Car il est profondément inscrit dans l’âme du Vivant que la seule situation qui dépasse l’obligation de la préservation personnelle des individus est la survie de leur propre progéniture. Aucune entreprise, aucun politique, aucune actualité, aucun contexte socio-économique ou aucune urgence climatique ne peut amener nos cerveaux, condamnés à la perpétuation de modèles acquis, à revoir nos modèles et détruire les fondements de ce que nous avons construit. Mais nous sommes programmés pour tout remettre en cause si il s’agit de l’intérêt vital de notre propre sang !

En d’autres termes, nous ne pouvons pas nous résoudre à faire des sacrifices pour sauver la planète mais nous pouvons absolument nous sacrifier pour sauver nos enfants. Et c’est précisément ce qu’ils veulent nous amener à faire.

Ecoutez-les, soutenez-les, suivez-les !