Tranche de vie ; La scène se déroule en plein après-midi dans une salle de formation, quelque part en France. Nous travaillons sur la remodélisation des questions à poser aux prospects pour créer une véritable relation et comprendre en profondeur les besoins. Alors que je passe en revue la foisonnante et riche moisson de questions produites par les trois « ateliers », un de mes stagiaires objecte : « Mais on a pas le temps de poser des questions pareilles !»
Alors celle-là je l’adore ! Combien de fois, dans les 10 dernières années, ne m’a t’on pas servi cette soupe à la grimace ? Elle surgit régulièrement dans mes stages de vente, émanant toujours d’un commercial motivé et dynamique, persuadé que rapidité rime avec efficacité. Il fait généralement partie de la grande famille des «chercheurs de prospects chauds ». Idéalement, en 3 questions fermées, il évalue la présence d’une demande, la quantifie, valide les paramètres et, zou, intègre le tout à une « propal » aux trois quart « copiée-collée » qu’il balancera à la catapulte, en pièce jointe, dans la boite mail de celui qu’il appelle abusivement son « client » mais qui lui reste en fait un parfait inconnu. Et si aucun potentiel n’est détecté, la fiche client partira illico aux oubliettes du CRM. Et au suivant !
Souvent ce même profil me dit en début de formation que son principal problème ne réside pas tant dans sa maitrise des techniques de vente que dans sa gestion du temps. Rien d’étonnant. Il se retrouve évidemment très vite débordé et doit se manger des heures et des heures de traitement de texte supplémentaires pour honorer tous les devis qu’il a promis de livrer en express (parce que vite, c’est bien) à ses prospects.
Son taux de conclusion/conversion n’est en général pas glorieux, mais grâce à la cadence soutenue qu’il s’impose et à une bonne compréhension de la mécanique forcément directement proportionnelle des résultats commerciaux, il tient son chiffre en multipliant les « calls » et les devis. Alors donc, du coup, « tu comprends, Laurent, j’ai pas le temps de sympathiser ! ».
Le tonneau des Danaïdes fuit ? Pas de problème, il va y remettre encore plus d’eau ! En voila une bonne machine ! Avec deux futurs possibles ; le burnout ou la casse (le remplacement à moyen terme par un Assistant Virtuel Automatisé, capable lui aussi de poser quelques questions orientées, de faire une courte proposition d’options et de valider le tout en une offre).
Pour la forme, je lui demande, si, au moins, il relance ses offres. Bien sur, me répondra t’il. Par mail, toutes les semaines ! avec des « avez-vous eu le temps de prendre connaissance de notre proposition ?». Mais, ces derniers temps, m’avoue t’il, il manque de temps pour relancer.
Je craque. Je ne choisis pas le débat, cette fois, mais bien la thérapie de choc. Je retourne vers le fond de la salle. J’en reviens avec la corbeille à papier que je dépose sans ménagement devant lui. Silence gêné. Il me regarde avec incompréhension. Je pointe l’objet et lui dit « Voila pour qui tu bosses ! Voila ou va tout ton temps, ou finissent tous tes efforts ! » il déglutit. «Tu veux gagner du temps ? tu as la même corbeille dans ton bureau. Mets-y directement toi-même 7 devis sur 10, ca te permettra d’économiser du temps sur le mail et la relance. Enfin, seulement jusqu’à ce qu’une meilleure machine vienne prendre ta place.»
Puis je m’adresse à la salle : « Nous sommes des commerciaux. Notre seule valeur ajoutée réelle, en 2017, est justement d’être encore Humains. Si vous pensez que notre job consiste à répondre à une demande et la formaliser en offre, vous êtes déjà morts, numériquement fossilisés ! Les formulaires web répondent à nos demandes, les apps répondent à nos demandes, des chatbots répondent à nos demandes, SIRI répond à nos demandes, le bouton poussoir d’Amazon répond à nos demandes, 24h sur 24 à la vitesse de l’électron. Votre rôle n’est pas de répondre à une demande existante, mais de faire émerger des demandes nouvelles, par la compréhension des besoins conscients et surtout latents de vos futurs clients et, ceci fait, satisfaire ce besoin en vous positionnant comme le meilleur et le seul prestataire potentiel ! Et cela, vous ne pouvez y arriver qu’en comprenant que le produit d’une relation commerciale n’est pas l’Argent mais bien la Confiance et que la confiance se construit par la relation, la curiosité, l’intérêt réel et sincère, l’empathie, l’altruisme, la volonté d’aider, de s’engager pour faire le bien d’autrui. Cette construction nécessite du TEMPS et de l’investissement ! Et… elle échappe encore aux machines ! »
Le temps d’un silence, quelques têtes opinent. Les autres se taisent et attendent la suite. J’enchaine.
«Alors dites-moi la vérité, dites-moi que vous avez peur de déranger, que vous craignez de paraitre lourd ou indiscret, dites-moi que vous avez peur de vos prospects parce que vous redoutez qu’ils vous noient d’informations, ou qu’ils vous posent une question qui dépasserait votre compétence technique ! Dites-moi que vous avez l’impression que jouer copain-copain dans une relation d’affaire vous semble inauthentique, voir sale, et que vous préférez aller droit au but plutôt que de feindre l’intérêt. Dites-moi surtout que c’est la somme de toutes ces peurs qui se cache derrière vos appels de deux minutes, vos questions fermées opportunistes et vos piles de devis-poubelle qui ne sont, en fin de compte, qu’un mécanisme de procrastination particulièrement vicieux. Mais ne me dites pas que vous manquez de temps ! Vous manquez seulement de courage. Le courage d’oser aimer vraiment vos clients !«
Le temps investi dans une relation client est directement proportionnel au résultat. point. Il n’y a que 2% des affaires qui se concluent « one shot » et 5% après un second contact et j’ai la dramatique impression que 50% des commerciaux chassent les mêmes 5% en s’imposant un rythme de galérien. Pure Red Ocean.
Il y a toute une nouvelle écologie commerciale à développer, avec la culture du respect, de la relation long terme, de la focalisation sur le client, sa loyauté, sa fidélité, sa LTV (lifetime value), avec de l’efficience « énergétique » et une réduction maximum des « déchets ». Comme je l’affirmais dans mon article précédent, nous avons aujourd’hui à notre disposition des batteries de nouveaux outils qui pourraient nous permettre de mieux investir notre temps humain dans le développement de la relation client. Au lieu de cela, les héritiers de l’industrialisation de masse s’en servent pour augmenter la cadence et le rendement à court terme. Arrêtons de mal faire des ventes pour mieux faire des clients.
La citation d’Eric Meyer dans l’Entreprise tombe à point pour conclure : « La valeur d’un client ne réside pas dans l’achat qu ’il fait à un moment donné, mais dans la valeur actualisée de tous les achats qu ’il fera dans sa vie de client si il reste fidèle, tout cela multiplié par le nombre d’amis satisfaits auxquels il aura conseillé le produit (ou le service). » En d’autres termes, moins élégants mais tout aussi clairs : « En 2017 on ne b**** plus ses clients, on les épouse ! » Et ça, croyez moi, ça demande un peu de temps.