Comme beaucoup de mes confrères, je guette tant que possible tout ce qui se publie ou surtout se diffuse dans les grands médias concernant le Management, la vente, la relation commerciale et mes quelques autres chevaux de bataille.

Je n’ai pas donc tardé à tomber sur le reportage d’envoyé spécial irrésistiblement intitulé « Les Patrons mettent-ils trop la pression ? » du 28/2/13. Du tout frais. En 35 minutes d’un reportage bien séquencé on nous propose un bref inventaire des nouvelles méthodes et nouveaux outils du management commercial avec un crescendo, une montée en puissance dramatique digne d’une tragédie grecque, qui se solde, évidemment, par la mise en relation des pires de ces outils avec le suicide de plusieurs cadres les ayant subis.

Chacun sa croix. Voila la mienne ; supporter pour partie cette image publique de pourvoyeur d’outils de torture à l’usage des nouveaux Bourreaux-Managers. Grosso modo, cela peut paraitre aussi reluisant que de vendre et d’apprendre à manier des armes à la garde personnelle d’un dictateur de république bananière. Me voila dans l’Axe du Mal. Stop.

Commençons par la fin : il est intolérable de constater que l’univers du travail puisse pousser des personnes à mettre fin à leurs jours. Le constat est d’ailleurs le même pour la banqueroute ou le chômage qui fournissent, eux aussi, leur lot quotidien de désespoir morbide aux colonnes des journaux. Dépression, stress, infarctus, ulcères, burn-out, dépendances et abus en tout genre et suicide ; Le travail tue, l’absence de travail tue, l’excès de travail tue, l’échec au travail tue. Il est de même assez navrant de se rendre compte que l’évolution du travail, dans les deux cent dernières années, se fait dans le sens d’une libération progressive du joug du labeur. Le temps de travail n’a cessé de décroitre, la réduction de la dangerosité puis la pénibilité ont été des grands axes de progrès majeurs et la prise en charge sociale au sein et a l’extérieur des entreprises a permis à la fois plus de sécurité et plus de confort à tous les travailleurs. Mais, rien n’y fait, le travail continue à tuer ! Quoi de plus normal d’ailleurs, puisque dans la génétique la plus profonde du mot « Travail » on retrouve : De l’ancien français travail (« tourment, souffrance ») (XIIe siècle), du bas latin (VIe siècle) tripálĭus du latin tripálĭum (« instrument de torture à trois poutres ») Merci Wikipedia. Très tôt mon pere, grand workalcoholic devant l’éternel, m’aura appris que « le travail n’est pas fait pour l’homme, preuve en est que ça le fatigue ».

Sur le fond de ce paradoxe, qui mérite à lui seul quelques tonnes de littérature, je pose un postulat simple : Il y a un grand risque de souffrance psychologique et de morbidité  lorsque les territoires de l’être et du faire sont confondus. Autrement dit, toute personne qui justifie son existence, ses qualités, son soi, son identité par son travail, toute personne qui se juge ou se sent jugée, dans son être, par rapport à ce qu’il fait (ou ce qu’il ne fait pas) au travail court le risque de se blesser intérieurement, profondément et parfois irrémédiablement lorsque le travail en lui même, ou ses conditions, seront changés ou deviendront insatisfaisants. Le travailleur qui est sont travail (« tu es, tu hais, ou tuais ? » me dirait mon psychanalyste) ne peut pas prendre de distance, ni avec les enjeux, ni avec la pression. Il est le jouet d’une montagne russe émotionnelle permanente qui peut faire alterner les grandes euphories, les peurs paniques et la plus profonde dépression, jusqu’à la détestation totale de soi. Lorsqu’on dresse cette caricature, évidemment, peu d’entre nous s’y reconnaissent. Mais dans notre inconscient latin, le rapport est pourtant très profondément inscrit. J’en veux pour preuve que si vous demandez « qu’est ce que vous faites dans la vie ? » à 10 personnes, 8 d’entre elles vous répondront « Je suis… (au choix) manager, commercial, chargé de compte, architecte, médecin » etc. Rares sont ceux qui sont capables de simplement répondre à la question sans (involontairement pour la plupart) y placer leur égo. Il y a donc, sur ce thème, un véritable travail d’éducation, long et complexe, permettant à la fois une distanciation ou à tout le moins une délimitation claire de ces deux territoires, le pot d’Etre contre le pot de Faire et surtout une responsabilisation de la personne par rapport a ce qu’elle investi consciemment dans chacun de ces domaines. Ceci, je pense, fera certainement l’objet d’un autre article.

Mais revenons pour la forme à ces nouveaux outils de torture cités dans ce reportage : le TT (ou Taux de Transformation), la Stratégie des Alliés et le Benchmark. Ajoutons-y la fameuse « courbe du changement » ou « courbe du deuil » d’Elisabeth Kubler Ross, qui fut fustigée il y à deux ans dans le cadre de la vague de suicides chez France Télécom (voir entre autres l’article de Rue 89 : http://www.rue89.com/2011/02/16/la-courbe-du-deuil-de-france-telecom-a-france-televisions-190719 ) et nous voila face, dirait-on, aux Quatre Cavaliers de l’Apocalypse en Entreprise qui sèment sur le monde du travail, pleurs, mort et désolation.

Prenons un peu de recul. Tout d’abord, il existe une forme de présomption d’innocence plus forte pour les choses que pour les personnes : A l’instar d’un couteau à steak, d’un marteau de charpentier ou d’une machette de brousse, un outil ne devient une arme que quand il est dirigé contre des personnes et non plus employé en leur faveur. Ces quatre outils tant décriés ne sont que des concepts mécaniques, inertes, inoffensifs en soi et, comble du comble, plutôt intéressants. Leurs auteurs les ont crée pour faire le bien, dans une noble et saine intention. D’ailleurs, et c’est un autre postulat que je défends tous les jours, 99,5% des gens sont animés de bonnes intentions et occupent, dans l’histoire de leur vie, la place du bon, du héros.

Visitons donc brièvement chacun de ces instruments de souffrance;

Le Taux de Transformation

Le Taux de Transformation (TT) est simplement une mesure neutre d’efficacité commerciale qui désigne le nombre de prospects qui franchiront le cap de la décision d’achat pour devenir clients. On la retrouve en B2C dans les magasins (comme expliqué dans le reportage) comme en B2B où on la calcule en général en faisant le rapport entre le nombre d’offres émises et le nombre de contrats signés. Il s’agit tout au plus d’un indicateur qualitatif de performance qui peut servir à une entreprise à ajuster certaines variables (qualité de mon accueil, de la mise en valeur de mes produits, de mon offre, de mon positionnement, ect). Contrairement à ce que laisse supposer le reportage, la plupart des managers commerciaux que je côtoie n’ont qu’une très vague idée de leur TT, la tendance majoritaire étant, hélas, à ne piloter les efforts commerciaux qu’à l’atteinte d’objectifs quantitatifs qu’ils n’ont d’ailleurs même pas fixés ou délimités eux-même. Le taux de transformation sert à se poser des questions de fond et challenger la qualité de la vente ou du produit vendu plutôt que de benoitement s’acharner sur la quantité. En apprenant comment mieux vendre, on vendra forcément plus (et pas l’inverse). Mais si un manager décide d’en faire le lièvre idiot d’une course de lévriers commerciaux et les talonne quatre fois par jour pour les pousser à mieux faire plus, le TT devient un élément pathogène par ce qu’utilisé contre les salariés (pression) et non pour eux (développement).

La Stratégie des Alliés

( je remarque qu’il manque à l’écrit la petite musique dramatique et le ton solennel propres aux grands reportages pour bien vous faire saisir tout l’effroi provoqué a l’annonce de chacun de ces outils barbares), est la déclinaison d’une matrice sur laquelle sont répartis les trois grandes catégories de comportements face à un changement programmé au sein d’une entreprise et qu’on traduit aussi souvent sous la forme d’une courbe de Gauss avec, en général, 20% de pro-changement, des forces vives qui comprennent et soutiennent la transformation, 60% d’indécis ou de « ventre mou » (dans la courbe de Gauss) qui ne sont ni pour ni contre, qui demandent à se faire un avis et qui, potentiellement, peuvent basculer tout ou en partie d’un coté ou de l’autre, et 20% de résistants ou de freins au changement qui pour des raisons qui leurs sont propres (bonnes ou mauvaises) décident au mieux de faire de la résistance passive, au pire du sabotage pour que le changement proposé n’arrive pas. La leçon majeure de cette stratégie consiste à expliquer à des managers qu’ils doivent capitaliser sur leurs forces de changement, avec enthousiasme, plutôt que de s’embourber dans une lutte sans fin avec les résistants et délaisser du même coup les forces vives et potentielles de l’entreprise, l’idée sous-jacente étant que même les résistants finiront par s’accoutumer voir même trouver un intérêt au changement, si il aboutit. Donc, en synthèse, voila un outil qui propose une conception dynamique, non agressive ni combattive et plutôt positive de l’entreprise. Mais il suffit que le principe, mal compris ou mal employé, dérive en une stigmatisation des personnes et des groupes (80% des personnes de l’entreprise se faisant donc appeler « passif-ventre mou » ou pire « résistant ») pour qu’il provoque en toute logique l’effet contraire. Encore une fois ici, il s’agit d’intentions et de manières, pas de l’outil en soi.

Le Benchmark

Le Benchmtark est, quand à lui, hérité directement du marketing et se base, tout simplement, sur l’idée de comparer ce qui se fait ailleurs pour essayer de poser un référentiel (le Bench), d’en tirer le meilleur et de continuer à faire mieux. D’ailleurs on vous « benchmarke » depuis les plus petites classes : cotes, points, notations, évaluations avec résultats publics, prix, etc, tous ces éléments permettent la comparaison, le classement et la « stratification » a terme de notre société. Est-ce bien ou mal ? C’est humain, à tout le moins, que de s’inscrire dans la comparaison en permanence. Mais encore une fois, il s’agit d’une question de procédé : Si un chef d’équipe décide d’en faire un outil au service d’une politique bienveillante de progrès individuel, il aura tout le loisir de féliciter ouvertement les meilleurs sans leur donner droit au mépris d’autrui et sans non plus stigmatiser les moins bons mais au contraire, encourager l’échange de bonnes pratiques entre les deux populations, les premiers accompagnant les seconds, pas à pas vers une meilleure réalisation, le tout, évidemment, sans affichage public d’un tableau de scores individualisés, ou pire, sans l’attribution ou le retrait de privilèges ou prérogatives ostentatoires qui créeront un esprit de compétition malsain, la dévalorisation des uns et l’arrogance des autres. Ont sent d’ailleurs tout le malaise du représentant de la caisse d’épargne qui tente de souligner que les benchmarks mis en place dans son groupe comparaient les régions et les entités mais jamais les individus. Probable bonne intention. Mais au final, lorsque UN individu est/se sent responsable de SON entité au point de confondre les deux territoires susnommés et commence à absorber personnellement la pression professionnelle, oui, le pire peut arriver. Il faudrait donc, comme pour toute chose pouvant être mal utilisée et provoquer de lourds dégâts, livrer une notice d’emploi avec les modèles de benchmark.

La courbe EKR

La courbe EKR, pour finir, connait un destin que son auteur ne pouvait lui prédire. Destinée à aider les médecins et les patients dans l’accompagnement de l’annonce d’un diagnostic fatal jusqu’à, non pas la mort en elle-même mais bien son acceptation, elle décrit toutes les phases émotionnelles et comportementales que l’être humain traverse dans un processus de deuil. Elle permet au patient, aux médecins, mais également aux proches et à toutes les personnes accompagnant un mourant de comprendre et d’aider de leur mieux la personne. C’est un outil merveilleux d’enseignement et de compréhension de soi. Devenue la Courbe du Deuil, elle sortit du strict domaine médical pour d’abord s’appliquer à la perte d’emploi puis à d’autres formes de deuils provoqués par une gestion de changement profond. Elle devint ainsi, relue, réinterprétée, parfois augmentée de certaines étapes, la Courbe du Changement, ce qui souligne bien que chaque changement bien intégré implique une forme de renonciation, d’abandon d’un certain passé. Utilisé en management elle permet de faire comprendre à des responsables d’équipes que toute personne a besoin de temps et de soutien pour franchir le cap d’un changement important, que des phases de déni, de colère ou de tristesse sont normales et ne constituent pas, en soi, une agression ou un refus dirigé contre l’entreprise ou la personne. Bien utilisée cette courbe offre une perspective d’accompagnement bienveillant et d’intégration respectueux des individus dans des grands bouleversements d’entreprise. Mal utilisée, avec cynisme, elle conduit un dirigeant peu conscient à catégoriser ses troupes entre les « bons » qui ont déjà tout compris et les « mauvais » qui trainent ou renâclent en chemin. Évidemment, cela ne peut produire à terme que des effets pervers. Comme pour les autres exemples qui précèdent, il s’agit encore une fois de savoir correctement comprendre et utiliser les outils a disposition.

Car il y a mal utiliser et utiliser à mal. En reprenant un postulat de départ j’ai la ferme conviction que nombre de ces outils sont simplement mal utilisés, sans doute par ce que mal compris (et qui sait, titillons les consciences professionnelles des confrères, la mienne pour commencer, mal expliqués, mal mis en mains). Il ne s’agit pas ici de justifier les dégâts causés, juste de faire la distinction entre ceux qui ont été causés sans une réelle intention de nuire ou une véritable négligence cynique (ce qui revient pour moi au même). C’est pour cette grande majorité de cas qu’il faut continuer à éveiller le doute et a maintenir l’esprit critique en éveil, sans tomber dans la paranoïa. Je pense que ce genre d’émission est, à ce titre, profitable, pour peu qu’elle n’ait pas complètement braqué l’audience contre ces outils sans aucune autre forme de procès. Dans une volonté de dramatisation à outrance, pour tenir le spectateur en haleine alors qu’il pourrait à tout moment braquer sa télécommande sur une série américaine truffée d’angoisse et de morts à la minute, ces grands reportages se risquent à de nombreux raccourcis et généralisations qui peuvent nuire à la réputation de ma profession, comme à celles de toutes les personnes qui ont choisi un métier profondément humain d’accompagnement de l’autre et de son développement a travers l’encadrement, le management, le conseil, le coaching.

Si vous vous sentez mis sous pression par l’utilisation qui vous semblerait abusive d’un de ces outils, prônez le dialogue, peut être y a t’il du coté de votre responsable ou du votre une incompréhension qui mériterait d’être évacuée ! Ne partez pas du principe qu’on vous veut du mal, même si c’est humain (et ça porte un nom : la perception schizophrénique). Il s’agit en réalité d’une formidable opportunité pour aplanir les tensions et vous aider mutuellement, entre manager et managé, à trouver du sens et de la collaborative.  Soyez responsables de ce que vous vivez et, plutôt que de subir, dialoguez.

Je n’ai pour ma part, dans ma carrière, rencontré que trois véritables manipulateurs pervers ou francs psychopathes. Ceux la, membre de cette sinistre élite des 0,5% de la population de mes salles de formation ou de mes réunions clients pourraient non pas mal utiliser ces outils (ils sont bien trop intelligents) mais les utiliser à mal, ce qui est bien pire ! J’ai eu pour chance de pouvoir les éviter et, dans un cas bien précis, j’ai moi-même refusé la mission compte tenu du penchant dictatorial et manipulatoire du dirigeant d’entreprise qui me mandatait alors pour « former » ses troupes. Même si ces personnes sont davantage représentées dans les dirigeants d’entreprise vous avez un faible risque statistique de tomber sur eux. Et si c’était le cas ? Comme tout psy vous le dira, dès que ce type de personnalité est identifiée, vous n’avez qu’UNE seule option, fuir, loin et vite !

De même que pour le cas d’espèce précédent, il s’agit de vous responsabiliser par rapport à ce que vous vivez et de choisir d’agir au lieu de subir, pour suivre à la lettre la Prière de Sérénité attribuée à Marc Aurèle : « Donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne puis changer, le courage de changer les choses que je ne puis accepter, et la sagesse d’en connaître la différence. »

PS: Je félicite Jean-Pascal Mollet, confrère et ami, qui fait une brève apparition dans le reportage et qui, a juste titre – je connais l’homme –  échappé à l’assimilation tragique qui va croissante durant le reste du reportage.

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